Hegel, Hessel, mon père et moi
admin | 11 janvier 2011Assurément c’est autour d’un Riesling, peut-être un Gewürtzraminer, que nous nous serions assis dans la cuisine de son appartement de Colmar. Hegel et Hessel auraient alors assez vite trouvé leur place à nos cotés. Nous aurions abordé ce petit fascicule. Ce petit bijou comme il l’aurait probablement qualifié. Il m’aurait parlé de Hegel et de Merleau Ponty… citant le passage d’ « Indignez-vous »: « L’hégélianisme interprète la longue histoire de l’humanité comme ayant un sens: c’est la liberté de l’homme progressant étape par étape. L’histoire est faite de chocs successifs, c’est la prise en compte des défis. L’histoire des sociétés progresse, et au bout, l’homme ayant atteint sa liberté complète, nous avons l’État démocratique dans sa forme idéale. » Il m’aurait amené sur les pentes escarpées de la pensée hégélienne, par la main, pour que je n’ai pas trop peur de l’abîme en regardant en bas, tout en bas, vers ce que mon cerveau parvient à créer… Il m’aurait montré le lien toujours nié, y compris de facto par Hessel avec Kant (« ton préfèré » aurai-t-il précisé) et Marx…
Nous aurions assurément glissé, sans nous rendre compte, sur le courage de Hessel de s’affirmer Hégélien… bien sûr il m’aurait dit avec un sourire qu’être Hégélien ou Marxiste ne veut rien dire, et que s’affirmer tel c’est nier Hégel ou Marx… Je lui aurais indiqué, tel un communiquant quelconque, que « les temps ont quand même changé », que ce point du livre est passé inaperçu y compris chez les plus hostiles…
Probablement n’aurait-il pas répondu. Nous resservant à mesure que les verres se vident, nous aurions abordé la résistance, le CNR, il aurait eu la gentillesse de me rappeler ce que je lui avais dit quelques années plutôt: comment peut-on nous objecter que la sécurité sociale, la retraite, tout ça n’est pas possible, réaliste, aujourd’hui, alors que cela l’était après guerre. Il m’aurait flatté, en me disant tu vois c’est point pour point ce que dit Hessel… j’aurais souris à mon tour, puis après avoir fait quelques nombreuses digressions, sur le foot, la famille, l’actualité, nous aurions repris, après la sacro-sainte sieste, au moment de l’apéro, notre échange en ouvrant une nouvelle bouteille.
Selon l’humeur de l’un et de l’autre, le besoin de se confronter ou pas, nous aurions abordé ou esquivé la question palestinienne. Il serait allé bien au-delà de Hessel, et moi bien en deçà, regrettant l’absence de passages sur la nécessaire indignation que l’on doit éprouver de voir un État menacé chaque jour par le geste ou le verbe dans son existence même… Le ton serait monté, l’un et l’autre auraient gagné quelques points Godwin, avant de laisser place à un silence… de mort. Dépassant l’un et l’autre ce que nous pensons réellement, plus proche qu’on ne veut l’admettre y compris sur ce conflit. Mais nous provoquant mutuellement, évacuant d’autres non dits. Plus tard nous aurions reparlé d’autres chose, et un autre jour encore, serions nous revenu sur le livre. Ou sur un autre.
Avant de le quitter il m’aurait dit : « et puis tu vois, Hessel à 10 ans de plus que moi, j’ai encore le temps… » pour me rassurer face à son état déclinant de visite en visite. Probablement, sur le quai de la gare aurait-il ajouté, sachant qu’il y a peu de risque que mon aptitude à m’indigner s’éteigne un jour en moi: « Plus important encore que l’indignation c’est de projeter, il faut toujours avoir un projet sur le feu, plusieurs mêmes… »
Mais aujourd’hui, et depuis un an seul le silence de mort est là. Souvent je caresse cette chemise recouvrant « Philosophie et Religion » son dernier projet qu’il avait sur le feu…
Pas un jour sans qu’il m’ait – nous ait, avec mes frères – manqué. Et plus personne avec qui parler, comme ça, de ce « petit bijou »: Viejo : te extraño la puta que lo pario…
Commentaires récents