Mère courage
admin | 10 juin 2016Le 09 juin 1925 naissait mon père. Le 09 juin 2016 ma mère est décédée. Elle était née le 24 juillet 1928. 87 ans, presque 88.
Fille de Don Rafaël Lopez né à Mecina-Bombaron et Doña Teresa Romera née sur le bateau qui amenait ses parents en Argentine eux aussi originaires d’Andalousie. Doña Teresa naquit dans les eaux territoriales brésiliennes.
Nelida Concepcion Lopez fut fille unique. Son deuxième prénom, qu’elle n’aimait pas, résume la lutte de ses parents pour avoir un enfant. Je crois savoir qu’en réalité elle eut de nombreux frères et soeurs, mais de fausse couches en mort prématurées, elle fut la seule à vivre.
Je crois savoir. Dans cette famille on parle peu de soi. On se raconte peu. Dans cette famille on se passionne pour la politique, pour le sport, pour l’histoire. Dans cette famille on bavarde beaucoup, on partage des idées, on les confronte plus souvent qu’on ne les partage. Mais on ne se raconte pas.
De toute cette omerta, il fallait bien que le dernier sorte exhibitionniste.
Pas très longtemps après la naissance de ma fille, Evita, j’ai essayé de convaincre ma mère d’enregistrer son histoire, notre histoire, pour que tout cela ne se perde pas dans les limbes de l’Histoire.
Je n’ai pas réussi. Tout au plus m’a-t-elle raconté quelques épisodes, parmi ceux que mes frères et mon père, pour protéger le petit dernier que j’étais, avaient essayé de m’occulter. Mais rien que je n’avais en grande partie deviné.
Mais sur elle rien ou presque.
Tout ce que je garde d’elle est dans ses lettres. Écrites lorsqu’elle prit la décision de rentrer en Argentine , et de m’imposer de rester en France.
La première d’entre elles, je l’ai lu et relu des milliers de fois pleurant toutes les larmes de mon corps à chaque fois. Cela fait des années que je ne la lis plus, et je ne sais si j’y parviendrai un jour, car à la seule idée d’ouvrir ce carnet qui la recèle suffit a faire remonter tout son amour, tout mon chagrin et toute la colère contre ceux qui se sont acharnés à briser sa vie.
Mais maman était maman courage.
Elle a tout affronté avec une générosité sans pareille.
Elle fut une fille extraordinaire, qui chérissait ses parents, comme il est à peine encore possible de l’imaginer.
Elle fut une Enseignante extraordinaire, auteure de deux thèses, Historienne et géographe accomplie. Une capacité à transmettre, à vous imprégner de connaissances, absolument impressionnante.
Elle fut une mère exceptionnelle. Elle fut probablement en réalité quatre mères en une. Elle sut être pour chacun des trois frères une mère unique, et pour nous trois le seul lien que l’exil, l’apprêté de la vie ne réussit à briser entre nous.
Je ne sais quelle femme elle fut. En fait là aussi je crois quand même savoir, un peu, une petite partie. Mais ça, ça ne nous regarde pas.
Elle fut aussi une amie, extraordinaire pour moi, pour mes ami-e-s, d’une chaleur, d’une générosité, sans jamais juger.
Elle fut une amie extraordinaire pour ses amies, d’une fidélité et d’une présence constante.
Elle fut une combattante. Et en ce siècle tragique argentin qu’elle traversa, c’était indispensable. Elle affronta égoïsmes, machisme, préjugés, racisme, xénophobie, la répression et l’exil avec une force sortie d’on ne sait où, dissimulant les profondes blessures que chaque combat lui laissait,et dont une fois ou deux elle ne réussit à m’en cacher la profondeur.
D’opération en opération elle perdit la vue. Elle qui aimait tant lire. En fut privée. Et aucun substitutif ne vint la consoler de cette nouvelle épreuve douloureuse physiquement et insupportable moralement.
Comme si tout cela n’avait été suffisant Alzheimer vint prendre possession de son esprit. Je n’ai pas su faire face à cette ultime épreuve. Je n’ai pas su être là. C’était au-dessus de mes forces. Je ne sais pas ce qu’est cette maladie, qui avait déjà enfermée ma grand-mère. Je ne sais pas ce l’on ressent dans ce monde « alzheimerisé ». Je sais ce qu’il provoque sur l’entourage. Est-ce un cauchemar permanent, une souffrance totale pour celui qui se trouve exilé de sa propre mémoire? Dans ce cas je suis soulagé que Maman ne souffre plus. Est-ce au contraire un moment d’apaisement au milieu des meilleurs des moments de vie, entouré de ceux que l’on a tant aimés? J’aimerais le croire pour me consoler de n’avoir su être à la hauteur.
Jorge, mon frère, à durant ces longues années tout porté sur ses épaules. Avec une patience, une bonhommie, une générosité en digne héritier des valeurs qu’incarnait notre mère. Il put s’appuyer sur sa fille, son fils, ses ami-e-s.
Carlos à distance fut aussi toujours présent. Je sais combien il aimait notre mère, sa mère, lui le plus secret d’entre nous.
Carlos et Jorge sont des types extra-ordinaires. Je les aime, même si les chemins de nos vies se sont progressivement éloignés. Et que nous avons du chacun faire de notre mieux pour construire sur des sables bien mouvants.
L’exil ne se compte pas en années. C’est une condamnation à perpétuité. Doublée du syndrome du survivant.
C’est décousu, mais je devais bien ces mots à toutes ces personnes qui depuis hier avec leurs messages, m’aident, nous aident, a affronter une épreuve qui pour redoutée qu’elle soit ne nous trouve jamais préparés.
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