Perdre la face
admin | 9 novembre 2015C’est arrivé d’un coup d’un seul, il y a quelques jours.
Dîner en famille, dans la bonne humeur. Soudain, du mal à manger ma soupe. Un clin d’œil à ma fille impossible à faire. L’inquiétude dans le regard de ma tendre compagne.
Aussitôt revient en mémoire l’émission radio écoutée dans les bouchons quelques jours auparavant, sur Europe 1, Rika Zaraï racontant son AVC: son visage soudainement figé, ce bras qui appui sur l’interrupteur et cette lumière qui ne s’éteint pas. Puis la chute. L’hôpital, les commentaires des stagiaires… et cet appel qu’elle répète inlassablement : « réagissez vite, dès le premier symptôme, allez aux urgences, la prise en charge le plus tôt possible est indispensable, cela fait sept ans que je vis enfermée… »
S’il le pouvait mon visage se figerait un peu plus.
Je me lève. J’appuie sur l’interrupteur. La lumière s’éteint. Je la rallume. Je m’assieds. Je prends mon verre de vin, Je bois une gorgée. « C’est rien c’est le bol qui est mal foutu… au verre je bois sans problème« . On rit. Ma fille monte se coucher. « Mon amour, Nous partons à l’hôpital? »
Arrivés à l’accueil, j’indique le symptôme. La prise en charge est immédiate.
J’entends des gens protester, « on attend depuis longtemps, pourquoi lui il passe? » L’infirmière répond avec fermeté.
Prise de sang, de tension, diverses questions, puis dans la salle d’attente. 6/7 patient-e-s s’y trouvent déjà, tout-e-s dans un état apparent bien plus inquiétant que le mien.
Je reste là 5 longues minutes. J’envoie un sms pour prévenir ma mie que cela va durer longtemps. Je me détends intérieurement. Si depuis le repas, extérieurement je donne le change, intérieurement je bouillonne, et les mots de l’émission me reviennent en une incessante ritournelle que j’essaye de briser en me disant : « Je suis « pris en charge » tout va bien aller« .
Puis une infirmière arrive avec un brancard : « M. Ferrari? »
Je ne sais si mon regard trahit alors ma panique, je revois ces personnes autour de moi, et je passe devant eux… c’est donc grave.
Mis directement dans une chambre, les gestes sont rapides et précis, sans fioritures, mais les mots sont réconfortants : perfusion, électrocardiogramme. Me revoilà seul. Hospitalisé pour la première fois depuis ma naissance… il y 48 ans.
J’essaye d’imprimer le souvenir de ce repas, le rire des « enfants », tous grands, de ma femme, de mes amours… la dernière cène?
La médecin-urgentiste arrive. Elle glisse un bonsoir poli et rapide avant d’enchaîner aussi vite qu’elle peut sur « ce n’est pas un AVC, c’est « juste » (avec le geste qui figure les guillemets) une paralysie faciale, c’est fréquent, on va traiter ça, mais ce n’est rien, vous rentrerez ce soir ».
Encore une fois je ne sais ce qu’exprime mon visage, mais ma gratitude est sans bornes. Non seulement en raison de la nouvelle elle-même mais dans la manière de le dire, cette compréhension de ce que j’éprouve, de ce qu’il y a dans ma tête. Me voici réconcilié avec la profession médicale.
Et si grâce a elle l’inquiétude, la peur s’évanouit, il reste a prendre la mesure de la nouvelle situation. Pendant une durée indéterminée, je dois vivre sans contrôler la moitié de mon visage, ce qui fausse l’expression de l’ensemble. On ne se rend évidement compte de la sur-sollicitation du nerf facial qu’en ces circonstances.
Je mesure que ce sera gênant. Perdre la face, lorsque dans son activité professionnelle on a une importante part de relations publiques, c’est un handicap que j’endurerais à chaque réunion, à chaque discussion.
Je sais, que l’on parle avec sa bouche, mais on communique avec ses mains, et encore davantage avec son visage. Et surtout le visage c’est cet allié qui fait parler le silence.
Mais avant tout rentrer, rassurer ma fille. Et tout lui dire. Toujours ce rejet du non-dit, qui m’a tant fait souffrir enfant.
En en parlant sur les réseaux sociaux, on se rend compte qu’effectivement c’est fréquent. De nombreux témoignages, pas toujours réconfortants, viennent corroborer les propos de l’urgentiste.
Ma fille me fait perfidement remarquer qu’il faut bien ça pour j’ai de nombreux commentaires… Mon demi-sourire cache mal ma grande fierté…
Alors depuis je me tâche un peu plus. Mon œil me fait souffrir, parce qu’il s’assèche. J’explique à mes interlocuteurs ce qui m’arrive. Je délaisse Raspoutine pour Albator, et ça me va bien.
L’ORL rencontré depuis, le total opposé de l’urgentiste, est vite oublié, je préfère rester sur ce qui fut essentiel.
Je ne sais quand ni comment cela évoluera. Mais en tout cas je ne regrette pas de l’avoir rendu public, les messages de soutien, les gestes de sympathie compensent largement mon appréhension à sortir en public. Assumer en toutes circonstances, voilà le seul remède pour ne pas perdre la face au sens originel de l’expression.